L’ISLAM ET MOI
Je suis né dans un département français où, dans ma ville natale, la plupart des femmes que je croisais dans les rues étaient voilées. Elles étaient couvertes d’une sorte de drap blanc qu’elles rabattaient sur leur front jusqu’à leurs sourcils, puis qu’elles repliaient des deux côtés de part et d’autre d’un seul œil, ne laissant apparaître de toute leur personne que ce trou noir triangulaire qui ne leur accordait qu’une visibilité vraiment très réduite. Aussi, lorsqu’elles s’avisaient de traverser la rue, on les voyait osciller la tête à droite, à gauche, et quand nous circulions en vélo, mes amis et moi, nous redoublions d’attention quand nous nous apercevions qu’une de ces piétonnes mal voyantes projetait de traverser, car plus d’une avait payé de quelques mauvaises égratignures leur pratique vestimentaire. Nous nous moquions d’elles et nous les appelions les « barques à voile » :
« Attention ! Ya une barque à voile qui traverse ! »
Les hommes, eux, étaient habillés normalement. Toutefois, certains d’entre eux étaient couverts d’une sorte de toge blanche en laine assez grossière, brandissaient une robuste canne et se coiffaient d’un chèche savamment enroulé autour de leur tête. A cause de ce couvre-chef, nous les qualifiions de « bouteilles cachetées. »
Oui. Nous nous moquions de leurs tenues, comme nous nous moquions de tout, à cet âge, comme nous nous moquions du flot des grenouilles de bénitier que l’église déversait sur la place le dimanche matin, et des quelques rares individus coiffés de la kippa.
Nous vivions dans un département français où nous pouvions rire et tourner en dérision les croyances qui n’étaient pas les nôtres, mais que cependant nous respections car, par exemple :
Au lycée, un camarade circulait dans la cour coiffé d’une chéchia, et aucun enseignant ne se serait avisé de lui demander de l’ôter, sachant que pour lui, elle lui garantissait qu’en cas de mort subite l’ange Gabriel pourrait le saisir par la mèche noire de sa coiffure pour le conduire au Paradis.
Quelquefois dans la rue, un homme étalait avec précaution son tapis de prière et se livrait à ce que nous considérions comme des contorsions ridicules, mais il ne nous serait jamais venu à l’esprit de poser notre pied sur son tapis, car nous savions qu’à ses yeux ce geste aurait précipité en enfer son coin de paradis.
Respecter les croyances, même si on les trouve ridicules, c’est peut-être cela la laïcité.
J’ai passé toute ma jeunesse dans ce que bien des gens considèrent comme une colonie, et qui était pourtant un territoire composé de départements français. Mais dans ces départements français, la France n’accordait pas à ceux qu’elle appelait « Français Musulmans » les mêmes droits qu’aux autres. Ils furent pourtant un temps des citoyens comme les autres, juste le temps de voter pour approuver la Constitution de notre Cinquième République. Mais c’était trop tard, et c’est sans doute en grande partie à cause de cela que l’endroit où je suis né ne se trouve plus dans un département français.
Je vis maintenant sur le territoire d’une république laïque. Pour moi, cela signifie que les lois auxquelles sont soumis tous les citoyens de cette république, quelles que soient leurs confessions, n’interfèrent en rien avec le domaine de la religion. Ce qui signifie n’est-ce pas que le mariage religieux n’a aucune signification légale. Autrement dit, une personne qui se marie religieusement avec plusieurs autres, cela n’a pas plus de sens laïque qu’une personne qui a des relations suivies, éventuellement sexuelles, avec plusieurs autres, ce qui est d’ailleurs le cas de bien des gens, ce qui a été le cas d’un Président de notre République. Alors pourquoi le ministre chargé de l’ordre public menace-t-il de déchoir de sa nationalité française un citoyen qui est marié religieusement plusieurs fois ?
La pratique religieuse peut impliquer que, sur le lieu privé du culte, on parle une autre langue que le français, comme cela a été longtemps le cas dans les églises, comme cela est toujours le cas dans les temples orthodoxes ou les synagogues. Alors pourquoi le chef du parti au pouvoir dans notre République voudrait que sur les lieux de culte musulman on ne parle que français ?
Ces prises de positions de responsables politiques au plus haut niveau ne me semblent pas logiques, mais je ne crois pas que ces gens-là manquent de bon sens. Je pense qu’ils tiennent ces propos parce que ces propos trouvent un écho favorable auprès de la plus grande partie des citoyens de notre République. Ils espèrent ainsi conforter leur popularité, et ils confortent dans leur opinion tous ceux qui voudraient que notre République laïque intervienne sur le domaine de la religion, de l’une d’entre elles en particulier !
Pourtant, si on veut que les croyants, de quelque religion qu’ils soient, acceptent et respectent les lois de notre République, il convient que tous les citoyens de cette République acceptent et respectent de manière égale toutes les religions et leurs pratiques, pourvu que ces dernières respectent les lois. Car si notre République dénie à certains le droit de pratiquer librement leur religion, elle crée une catégorie de citoyens qui ne jouissent pas des droits dont jouissent les autres.
Or moi, je suis bien placé pour savoir que cela n’est pas seulement injuste, mais que c’est aussi dangereux, car :
Je suis né dans un département français qui ne l’est plus, sans doute parce que l’on n’y accordait pas à certains les mêmes droits qu’aux autres.
Claude ANTON, 14 mars 2011