APOCALYPSE LITTERAIRE

Adrien cette nuit a fait un curieux rêve.

Et il en est encore troublé quand il se lève.

Devant son succulent chocolat matinal,

Il beurre sa tartine d'un geste machinal.

Soudain il va chercher un papier, un crayon,

Se met à calculer, et rédige un brouillon.

La boisson refroidit, car Adrien s'applique :

Il écrit une lettre dont il fait six répliques :

« Envoyez par la poste un livre au personnage

Dont le nom et l'adresse figure en bas de page.

Remplacez, sur la lettre, par vos coordonnées

Celles de la personne qui était mentionnée.

Reproduisez en six exemplaires la lettre,

Envoyez-les et dans cinq à six jours peut-être,

Pour un seul livre que vous aurez envoyé,

Vous en recevrez six sans avoir rien payé. »

Mais quatre jours plus tard Sébastien le questionne :

J'ai fait ce que tu dis, mais l'histoire m'étonne.

Ce n'est pas une arnaque ton cadeau magnifique ?

− Pas du tout. C'est sérieux, et c'est mathématique !»

Et puis cinq jours plus tard, six autres personnages,

Dont l'heureux Sébastien, recevaient six ouvrages.

Cinq jours après encore, les facteurs allaient mettre

Près de cent livres dans trente-six boîtes aux lettres.

Mais trente jours après le rêve d'Adrien,

Trente, c'est six fois cinq, si je calcule bien :

Dans des milliers de boîtes, sept mille facteurs livrent

Plus de quarante six mille et six cent livres.

Les médias commencèrent à parler de la lettre,

Et le sujet bientôt ne pouvait que paraître

À la première page, car quinze jours après,

C'est un million d'ouvrages qu'il a fallu livrer.

La Poste recrutait, et le chiffre d'affaire

Augmentait bien chez les éditeurs et libraires,

Mais presque tous les autres secteurs d'activité

Etaient en forte baisse et en difficulté.

Au lieu de travailler, on ne cessait de lire,

Du coup on arrêtait peu à peu de produire

Tous les objets et les biens de consommation.

Tous les prix augmentaient, on vivait l'inflation.

Bientôt l'économie ne fut plus soutenue

Que par une population vraiment ténue.

Eux voyaient les gens lire, et ils les trouvaient bêtes.

Eux, c'étaient les intelligents analphabètes.

La Lettre agrandissait son terrain : en Belgique,

En Suisse et au Québec, et même en Afrique.

De six lettres au départ, juste deux mois plus tard,

Leur nombre dépassait de loin les deux milliards.

Adrien ce matin s'est levé un peu las,

Et il est un peu triste devant son chocolat.

Il prend sa calculette, un papier, un crayon :

Six fois six... Il continue les opérations.

L'excellent chocolat est complètement froid,

Car notre ami a constaté avec effroi

Que sa belle invention conduisait au carnage,

Et il s'est balancé de son sixième étage.

Claude ANTON, 2 février 2023

LES DEUX FRERES

conte kanak

Au nord de la Grande Ile est une belle plage

Regardant le couchant, ouverte sur le large,

Bordée, gardée, par deux immenses rochers frères,

Pieds dans l'eau mais la tête dressée haute et fière.

Ces deux frères géants n'ont pas toujours été

Les gardiens de la plage. Je vais vous raconter

Leur étonnante histoire et vous dirai aussi

Celle des deux tribus qui ont vécu ici.

La tribu qui vivait à l'intérieur des terres

Et celle de la mer entraient souvent en guerre.

Un jour heureux pourtant les chefs des deux côtés

Décidèrent la fin de leurs hostilités.

Mais quand est mort le chef de la tribu des terres,

Ses deux fils jeunes encore succédèrent au père.

Avant de commander tout ce qu'il fallait faire

Ils visitaient toujours la case de leur père.

Dans la case du mort, eux seuls pouvaient entendre

Le chef les conseiller et même leur apprendre

Tout ce qu'il fallait dire et ce qu'il fallait faire

Pour guider la tribu et gérer les affaires.

Dans la réalité, celui qui commandait

C'était vraiment l'esprit du père décédé.

Mais les deux jeunes frères, voulant s'émanciper,

S'adressant à leur père, osèrent le tromper :

« Est-il possible, père, que nous allions pêcher ?

La tribu de la mer peut nous en empêcher ?

− C'est tout à fait possible, et pas comme naguère.

Maintenant nous ne sommes, avec eux, plus en guerre ! »

Au lieu de préparer des filets et des lignes,

Des harpons ou des nasses, les deux garçons indignes,

Menteurs et querelleurs s'emparèrent bientôt

De lances d'arcs et flèches, de massues et couteaux.

Sur une belle plage, et sans appréhension,

Les habitants vaquaient à leurs occupations.

Tandis que dans l'eau calme nageaient des enfants sages,

D'autres enfants jouaient gentiment sur la plage.

Soudain surgissent dans ce lieu tranquille et calme

Deux guerriers agressifs qui brandissent leurs armes,

Et massacrant les pauvres innocents de la plage,

Commettent un horrible et sauvage carnage.

Puis leur crime accompli, retournant sur leur terre,

Pénétrant dans la case vide et hantée du père,

Ils dirent à l'esprit : « Nous nous sommes vengés :

Ils sont punis ceux qui jadis nous outrageaient ! »

Mais la voix foudroyante du père répondit :

« Non ! Vous m'avez trompé, trahi. Je vous maudis !

Vous serez désormais banni de notre terre,

Et sur le lieu du crime, gardiens changés en pierre.

Claude ANTON, 18 janvier 2023

DJOUZA LA SORCIERE

Il était une fois, dans le pays berbère

Djouza, une bergère, une vieille mégère

Qui aimait ses moutons. Hélas les humains, guère !

Pour les gens du village, c'était une sorcière.

Brahim avait six ans, et malgré son jeune âge,

Il s'employait déjà aux tâches du ménage.

Et aujourd'hui il cueille des asperges sauvages,

Mais il s'est égaré très loin de son village.

Le soleil maintenant est bas sur l'horizon

Et le petit Brahim retrouve la raison.

Il ne sait où il est, mais voit une maison,

Et devant une vieille qui pousse ses moutons.

Au village il fait nuit, le Soleil est couché.

Dès le jour on ira... mais où le rechercher ?

Moktar, un berger, dit : « Je l'ai vu entrer chez

La Djouza, la sorcière, et elle l'a caché. »

Contre Djouza la vieille bien sûr ils se rebellent.

Ils brandissent des pioches, des fourches et des pelles,

Et se mettent en route pour se rendre chez elle,

Espérant délivrer le petit garçon frêle.

Le premier arrivé a ouvert grand la porte.

Brahim est là assis, à la table et il porte

À sa bouche une grand bol empli par une sorte

D'appétissante soupe au lait qui réconforte.

Djouza assise en face sourit car elle est fière

D'avoir gardé l'enfant toute une nuit entière.

Brahim, riant, joyeux, leur dit de sa voix claire :

« Elle est vraiment gentille cette vieille grand-mère ! »

Et depuis ce jour-là, pour les gens du village,

Djouza est devenue une sorte de mage,

Et les gens la traitant d'une façon plus sage,

Djouza a des humains une tout autre image.

Claude ANTON, 5 janvier 2023

LE PREMIER CONTE

Il était une fois...

Mais qui c'est ''Il'' ? Ma foi,

J'en sais strictement rien.

Ce fut peut-être bien

Un rayon de lumière,

Ou un grain de matière

Occupant une place,

Créant ainsi l'Espace,

Et l'un se transformant

En l'autre constamment,

S'échangeant tout le temps

Créant aussi le Temps.

De ce magma informe

Est né ce que nous sommes.

Ceux qui ont inventé

Ce conte ont raconté

D'autres extravagances

Qu'on appelle Science.

Claude ANTON, 30 décembre 2022

L'HOMME ET SON ENVIRONNEMENT

Il profitait d'un long répit,

Couché sur le précieux tapis

D'une herbe d'été presque sèche

Qui pourtant était douce et fraîche.

Le regard tourné vers les cieux,

Il observait le vol gracieux

D'un goéland qui profitait

De la douce brise d'été.

Mais quand son regard s'est voilé,

Il s'est vu en train de voler

Au dessus de vertes prairies

Baignées de soleil et fleuries.

Nageant près des hauts fonds là-bas

Portant le masque et le tuba,

Comme un poisson près des coraux,

Son élément est vraiment l'eau.

Autour de lui les poissons font

Comme une ronde. Venu du fond

Un poulpe caresse sa main

Puis fuse montrant le chemin.

Et ainsi il peut parvenir

Aux coraux, semblant devenir

Par une magie malicieuse

Lui-même une pieuvre gracieuse.

Alors il a réalisé

Qu'il était cet oiseau aisé,

Ces poissons, poulpe et coraux,

Et même l'air, et même l'eau.

Il comprit qu'il n'était pas l'Homme

Distinct de la Nature en somme,

Mais qu'il était juste une pierre

Du bâtiment Nature entière.

Claude ANTON, 26 décembre 2022